Curcumine et Curcuma longa
Curcumine et Curcuma longa

Curcumine et pipérine potentiellement bientôt interdits, ou en tous cas largement restreints ?

Le curcuma (Curcuma longa) est connu depuis longtemps pour ses propriétés anti-inflammatoires et anti-oxydantes, que l’on attribue souvent à une molécule spécifique qu’il contient, appelée curcumine.

Pour cette raison, de nombreux compléments alimentaires à base de curcumine ont fleuri sur le marché pour traiter des troubles assez communs, parmi lesquels on peut citer l’arthrite ou les tendinites.

Pourtant, dans un avis très récent rendu le 27/06/22 (1),L’ANSES (Agence Nationale de SEcurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a rapporté que des cas d’intoxication hépatique potentiellement liés à la curcumine ont été signalés en France et en Italie.

En conséquence, l’ANSES réfléchit à apporter certaines restrictions aux Compléments Alimentaires (CA) contenant de la curcumine.

Nous nous proposons donc ici de faire un point sur l’intérêt thérapeutique de la curcumine, ses limites et éventuels dangers et l’opportunité de l’associer avec d’autres molécules. Nous discuterons ensuite de l’opportunité (ou non) de réglementer (encore) la présence de curcumine dans les CA… avant d’envisager une solution alternative si cette évolution dans la réglementation devait se confirmer.

1)  La curcumine, un actif intéressant

Figure 1 : Curcuminoïdes (différents types de curcumine)

Les propriétés médicinales du curcuma, source de curcumine, sont connues depuis des milliers d’années. La curcumine, dont le petit nom chimique est simplement 1,7-bis(4-hydroxy-3-méthoxyphényl)-1,6-heptadiène-3,5-dione (!), également appelée diferuloylméthane, est le principal polyphénol naturel présent dans le rhizome de Curcuma longa  mais aussi dans d’autres espèces de Curcuma (2). Elle appartient à la grande famille des curcuminoïdes (figure 1).

Les propriétés de la curcumine

Il a été démontré que la curcumine cible plusieurs molécules de signalisation tout en démontrant une activité au niveau cellulaire, ce qui a contribué à soutenir ses multiples bienfaits pour la santé. 

Ainsi, la curcumine aurait un effet bénéfique sur les affections inflammatoires, le syndrome métabolique, la douleur et elle aiderait à la gestion des affections oculaires inflammatoires et dégénératives. De plus, elle serait bénéfique pour les reins. Elle aurait aussi montré une certaine efficacité sur certains cancers (colorectal ou pancréatique par exemple) ainsi que dans l’accompagnement de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson. (3)

Bien qu’il semble y avoir d’innombrables avantages thérapeutiques à la supplémentation en curcumine, la plupart de ces avantages seraient dus à ses effets antioxydants et anti-inflammatoires. De façon plus précise, ses propriétés anti-cancéreuses seraient dues à des actions anti-angiogéniques (elle s’oppose à la formation des vaisseaux sanguins nécessaires à la croissance des cellules tumorales) et anti-prolifératives (4).

La tolérance de la curcumine

Il faut tout d’abord noter que le curcuma (en tant qu’épices) est très largement utilisé dans le monde entier : Par exemple, en Inde, le curcuma – contenant de la curcumine – a été utilisé dans les currys ; au Japon, il est servi dans le thé ; en Thaïlande, il est utilisé en cosmétique ; en Chine, il est utilisé comme colorant ; en Corée, il est servi dans les boissons ; en Malaisie, il est utilisé comme antiseptique ; au Pakistan, il est utilisé comme agent anti-inflammatoire ; et aux États-Unis, il est utilisé dans la sauce à la moutarde, le fromage, le beurre et les chips, comme agent de conservation et colorant, en plus des capsules et des formes en poudre.

Les curcuminoïdes (figure 2) ont été approuvés par la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis comme « généralement reconnus comme sûrs » (GRAS) (5), et de bons profils de tolérance et de sécurité ont été démontrés par des essais cliniques, même à des doses élevées comprises entre 4 000 et 8 000 mg/ jour voire allant jusqu’à 12 000 mg/jour de concentration à 95 % de trois curcuminoïdes : la curcumine, la bisdéméthoxycurcumine et la déméthoxycurcumine (2).

Enfin, une étude a même montré les effets hépato-protecteurs de la curcumine sur un foie atteint de cirrhose (6) ! 

Ainsi, jusqu’à récemment, aucune inquiétude concernant la curcumine n’avait été notée…

Les limites de la curcumine

Malgré ses bénéfices rapportés via les mécanismes inflammatoires et antioxydants, l’une des principales limites de son efficacité est sa faible biodisponibilité. Cela signifie que sa concentration plasmatique après absorption est faible et décroit rapidement, ce qui t’end à réduire naturellement son efficacité.

 Cette faible biodisponibilité serait principalement due à :

 – une mauvaise absorption au niveau intestinal, 

 – un métabolisme rapide au niveau hépatique et donc une élimination rapide.

Malgré cette faible biodisponibilité, l’efficacité, la sécurité et la polyvalence de la curcumine sont notables. On ne peut qu’imaginer les conséquences thérapeutiques potentielles si on arrivait à augmenter sa biodisponibilité…

2)  Un enjeu majeur : augmenter sa biodisponibilité avec la pipérine

Si l’on souhaite bénéficier de toutes les propriétés de la curcumine, il est fondamental d’augmenter sa biodisponibilité afin d’augmenter son efficacité. Il conviendrait alors d’agir sur 2 cibles : 

 –       Favoriser son absorption intestinale,

 –       Ralentir son élimination hépatique.

C’est exactement ce que fait une molécule bien connue, également issue d’une épice exotique : la pipérine, présente dans le Poivre noir (Piper nigrum).

Poivre noir
Poivre noir

Augmentation du taux de curcumine grâce à la pipérine

curcumine+piperine
Figure 2 : Concentration dans le sérum (µg/mL) de curcumine, 2g tout seul ou avec piperine 20 mg, chez l’humain (sur 8 individus).

Dans une première étude très souvent citée, il a été démontré qu’un ratio curcumine/piperine de 100/1 augmente d’un facteur 20 la teneur plasmatique en curcumine, chez l’humain (7).

Il est à noter que d’autres molécules ont aussi la capacité d’augmenter la biodispionibilité de la curcumine : c’est le cas de l’ar-turmérone, une molécule présente dans l’huile essentielle de Curcuma. Lorsqu’elle est ajoutée aux curcuminoïdes, leur biodisponibilité est significativement augmentée, comme l’atteste un brevet déposé par Antony et al. en 2008. Le complément alimentaire breveté, appelé Biocurcumax® a obtenu le statut GRAS (Generally Recognized As Safe) par la FDA (GRAS notice GRN n° 686). Les auteurs ont montré que la biodisponibilité était 6,9 fois supérieure celle de la curcumine seule.

Ralentissement de son métabolisme hépatique​

D’autres études montrent que la pipérine inhibe l’enzyme UDP-glucuronosyltransferase (UGT), responsable de sa dégradation au niveau hépatique (3). Ainsi, en présence de pipérine, la curcumine est dégradée plus lentement, ce qui prolonge d’autant son efficacité.

Notons qu’elle inhibe également l’enzyme hépatique CYP-3A4, qui joue un rôle essentiel dans le métabolisme de nombreux agents xénobiotiques.

Augmentation de son absorption intestinale

Bajad et al. (8) ont rapporté que la pipérine pourrait être un facteur majeur dans l’inhibition de la vidange gastrique des régimes solides et/ou liquides et du transit gastro-intestinal chez les animaux (souris) de manière dose-dépendante et dans le temps lorsqu’ils sont traités avec des doses comprises entre 1 mg /kg et 1,3 mg/kg. 

Les auteurs ont rapporté dans l’étude que la pipérine peut agir en augmentant l’absorption intestinale des médicaments ou comme un puissant « bioamplificateur » pour les médicaments potentiellement mal absorbables (dont la curcumine).

3)  Le rapport de l’ANSES

Dans son rapport de presque 180 pages (5), l’ANSES argumente sur les dangers éventuels de la curcumine en tant que complément alimentaire.

L’agence finit par recommander : 

« Pour une consommation de curcumine sans risque pour la santé, l’Efsa a fixé la dose journalière admissible (DJA) à 180 mg de curcumine par jour pour un adulte de 60 kg. Au regard de cette dose, l’exposition de la population française par les aliments reste faible, avec 27 mg pour les grands consommateurs d’aliments à base de curcuma. Pour que tous les apports alimentaires, compléments alimentaires inclus, ne dépassent pas la DJA, l’Anses a déterminé que la dose apportée par les compléments alimentaires doit rester inférieure à 153 mg par jour pour un adulte de 60 kg »

Si pour le moment, aucune obligation n’est émise, on sent bien que la tendance est là, et quand on connait la propension naturelle de l’Europe en matière de réglementation…

Tout démarre en Italie...

L’histoire débute en Italie, lorsque plusieurs cas de troubles hépatiques ont été rapportés dans une note du 3 aout 2022, qui vise les compléments alimentaires contenant des extraits ou des préparations de plantes à base de Curcuma longa. Cette note fait suite à différents cas d’hépatotoxicité remontés pour des compléments alimentaires contenant des extraits ou des préparations à base de curcuma.

Les autorités italiennes ont donc modifié leur décret du 10 aout 1998 via la publication du décret du 28 juillet 2022 pour y introduire de nouvelles précautions d’emploi pour le Curcuma longa et pour supprimer les allégations de santé présentes dans le décret italien initial. Suite à cette modification, plus aucune revendication d’un effet physiologique n’est autorisée pour le Curcuma longa en Italie.

Les précautions d’emploi à indiquer sur l’étiquetage sont les suivantes : « En cas d’altération de la fonction hépatique, de la fonction biliaire ou de calculs biliaires, l’utilisation du produit est déconseillée. Ne pas utiliser pendant la grossesse et l’allaitement. Ne pas utiliser pendant des périodes prolongées sans consulter un médecin. Si vous prenez des médicaments, vous consultez votre médecin avant de consommer le produit. »

Les étiquetages des produits doivent être mis en conformité au plus tard le 31 décembre 2022.

La pharmacovigilance française

La pharmacovigilance est un mécanisme fondamental, puisque c’est grâce à lui que les autorités suivent les éventuels effets indésirables sur des produits mis sur le marché (médicaments ou compléments alimentaires par exemple). Grâce aux remontées issues de la pratique hospitalière ou médicale, des décisions peuvent être prises par le gouvernement dans le but, a priori, de protéger la santé des consommateurs.

Pourtant, il est très délicat de faire un lien de cause à effets : en pratique, lorsqu’un patient présente un trouble particulier, on recense tous les médicaments ou compléments alimentaires consommés en même temps. On fait ensuite des recherches pour évaluer si une des substances pourrait être la cause du problème de départ.

Le problème, c’est que les patients prennent souvent de nombreux médicaments et qu’il est délicat d’isoler a posteriori celui qui pourrait être responsable des troubles observés…

On aboutit donc souvent à incriminer des molécules de manière assez peu argumentée… d’autant que l’argument avancé par l’ANSES (l’hépatotoxicité de la curcumine) semble assez incohérent, dans la mesure où la plupart des études ont montré une action hépatoprotectrice de la curcumine ! 

La réflexion menée par L’ANSES

Légitime ou pas, toujours est-il que l’ANSES a décidé de se pencher sur la question de la curcumine. Elle recommande donc aujourd’hui de limiter les apports à 153 mg/jour, uniquement si la curcumine est consommée seule.

Si de la pipérine est par exemple ajoutée à la curcumine, on sait que la biodisponibilité de la curcumine est augmentée et la limite fixée par l’ANSES ne s’appliquerait plus… à moins d’argumenter sur une base scientifique ! Le problème, c’est que rassembler des données précises sera très compliqué pour les laboratoires de compléments alimentaires, qui sont souvent des entreprises de taille moyenne.

Concrètement, si les recommandations actuelles se confirment, cela reviendrait éventuellement à :

  • Retirer tout simplement du marché les CA à base de curcumine ou d’une combinaison curcumine/pipérine : les laboratoires pourraient ne pas avoir les moyens d’argumenter sur les bases exigées par l’ANSES.
  •  Se résoudre à l’inefficacité de leur produit : en ne boostant plus l’absorption de la curcumine ou en limitant sa concentration, la présence de curcumine deviendrait purement marketing…
Pharmacovigilance

Perspectives d'avenir

Si de telles décisions devaient être prises par les autorités européennes ou françaises, cela reviendrait clairement à ne plus pouvoir utiliser la curcumine pour les propriétés qu’on lui connait bien, où à ajouter une telle liste de précautions d’emploi sur le produit que tout consommateur serait dissuadé de l’acheter.

Dans ces conditions, des solutions alternatives devront être trouvées. On ne peut pas se tourner vers les HE, puisque les HE de Poivre noir et de Curcuma ne contiennent ni piperine ni curcumine (ces molécules étant trop lourdes pour être entraînées par la vapeur d’eau).

Une alternative serait donc de se diriger vers les extraits aromatiques au CO2 supercritique. Ceux-ci se rapprochent des HE, mais la technique d’extraction est plus puissante, ce qui permet de récupérer nos précieuses molécules. Vous pourrez en savoir plus en consultant l’ouvrage « Physiologie et Huiles Essentielles« . Malheureusement, si cette solution est théoriquement attrayante, nous ne pouvons que constater qu’il est difficile de la mettre en pratique : avec 0,1% de curcumine, l’extrait CO2 de curcuma ne remplacera pas les compléments alimentaires à base de curcumine…

Ainsi, il deviendra peut-être pertinent de réaliser soi-même la fameuse association curcumine/pipérine en utilisant un mix réalisé dans des proportions appropriées d’extrait CO2 de Curcuma longa et de Piper nigrum.

Pour conclure, on ne peut que s’interroger sur la volonté de chercher à réduire de cette façon l’utilisation de la curcumine par le grand public. A notre connaissance, aucune donnée sérieuse ne justifie une telle limitation qui aboutira de fait à une moindre efficacité des produits consommés à base de curcumine.

Une conséquence de ces décisions pourrait être, par exemple, une augmentation de la consommation de médicaments plus classiques, comme le paracétamol, dont l’hépatotoxicité n’est pourtant plus à prouver, par les personnes qui souhaitent contrôler leur douleur…

4)  Bibliographie

  1. Des effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires contenant du curcuma. ANSES. [En ligne] 27 06 2022. https://www.anses.fr/fr/content/des-effets-indésirables-liés-à-la-consommation-de-compléments-alimentaires-contenant-du.

  2. Hewlings, S. J., & Kalman, D. S. Curcumin: A review of its effects on human health. Foods. 2017, Vol. 6, 10.

  3. Liu, W., Zhai, Y., Heng, X., Che, F. Y., Chen, W., Sun, D., & Zhai, G. Oral bioavailability of curcumin: problems and advancements. Journal of Drug Targeting. 2016, Vol. 24, 8.

  4. Anand, P., Kunnumakkara, A. B., Newman, R. A., & Aggarwal, B. B. Bioavailability of curcumin: problems and promises. Molecular pharmaceutics. 2007, Vol. 4, 6.

  5. [En ligne] https://www.fda.gov/media/132575/download.

  6. Rivera‐Espinoza, Y., & Muriel, P. Pharmacological actions of curcumin in liver diseases or damage. Liver International. 2009, Vol. 29, 10.

  7. Shoba, G., Joy, D., Joseph, T., Majeed, M., Rajendran, R., & Srinivas, P. S. S. R. Influence of piperine on the pharmacokinetics of curcumin in animals and human volunteers. Planta medica. 1998, Vol. 64, 04.

  8. Bajad S, Bedi KL, Singla AK, Johri RK. Piperine inhibits gastric emptying and gastrointestinal transit in rats and mice. Planta Med. 2001.

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